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Carnets d'Egypte

Cinq sens - Le Caire

15 Octobre 2014 , Rédigé par Théo V. Publié dans #Caire, #Texte à thème, #Egypte

Je suis au milieu du trottoir. Les pieds ancrés sur les aspérités du béton usé.

Yeux fermés. Bras écartés. Bouche fermée.

Une fine pellicule de sueur couvre ma peau, du lever au coucher. Si elle n’est pas là, mon épiderme s’assèche, irritée par la chaleur et la pollution. Des insectes m’ont mordu. Mes mains moites glissent sur ce que je veux saisir.

Le tissu colle à ma peau.

Si j’ouvre la bouche, elle est sèche, elle ; un goût de poussière et de sale, comme si je fumais en permanence. Je fume beaucoup, ici. Mais d’après ce qu’on m’a dit, vivre au Caire équivaut à fumer trois ou quatre clopes par jour. Il faut boire beaucoup, manger épicé, pour que le goût des aliments remplace longtemps celui de la rue.

Si j’inspire fortement, c’est aussi la pollution qui frappera en première mes muqueuses. Probablement. Selon les quartiers, selon les rues, selon les façades, il peut aussi s’agir d’odeurs agréables. Ici, les épices m’enivreront. Là, les grillades sur le trottoir m’affameront. Au contraire, juste à côté, une odeur de viande pourrie me donnera la nausée ; des effluves de merde peuplent les endroits où l’on gare ânes et chevaux. J’ai aussi trouvé l’odeur du sang, celle de l’urine, celle des fleurs, celle du pain. Parfois celle de la pauvreté ; une aigreur, une odeur de saleté, de misère, dérangeante, qui semble coller à la peau de certaines personnes. Comme tout est fait sur le trottoir, où fenêtres largement ouvertes, chaque cuisine et chaque restaurant, chaque maison et chaque magasin ferait deviner à un aveugle ce qu’il contient, même s’il ne parle pas l’arabe.

S’il le parle, il ne peut pas les louper. Les cris de ralliement, de salutations, de disputes saturent l’air. Tous parlent fort, pour se faire entendre. Les discussions de la rue sont audibles de notre septième étage. Parfois, rarement, un enfant pleure ou crie ; les parents le réprimandent sévèrement ou laissent faire. Evidemment, klaxons et bruits de moteurs constituent la toile de fond. Je ne pourrais y échapper qu’avec du double vitrage. On appuie sur l’avertisseur pour rien ; personne ne s’écarte, personne n’y prête attention. Mais on le fait tout de même, en permanence. Ici, beaucoup de klaxons ont été personnalisés ; ils lancent des musiques, des bruits d’ambulances, des versets du Coran pour se faire remarquer. Les deux-roues ont souvent une sono, qui dégage rarement de la musique arabe et plus souvent de la techno aux basses saturées. Parfois, le miaulement d’un chaton ou les aboiements de chiens en plein combat de regards attirent mon attention. Au final, je m’habitue à tout ce vacarme et commence à entendre de plus petits bruits. La viande qui grésille, les voix si variées…

Et parfois, dans certains quartiers, le silence règne. Oasis de calme, même si au vrai, en prêtant l’oreille, motos et voitures se font entendre au loin. Cela nous paraît presque anormal. Dans le calme, j’entends d’autant plus les saluts et les cris, en arabe ou en anglais, qui nous sont dirigés ; on veut nous faire entrer, nous faire consommer, nous souhaiter la bienvenue.

Seul ici, le muezzin déchire le silence relatif, cinq fois par jour. Ailleurs, il ne fait que s’élever au dessus du bruit ambiant ; il chante, ou parle, ou récite, ou marmonne. C’est beau ou chiant ; c’est toujours prenant.

Et puis quand j’ouvre les yeux, tout passe au second plan. Il y a déjà trop de choses à voir. Trop de tableaux à décrire, trop de détails à enregistrer… il faudrait prendre des notes, ou un appareil photo. La ville se déploie. Elle est jaune, marron, grise ; poussiéreuse, sale, contrastée.

Si je suis dessous chez moi, je vois une rue passante, toujours peuplée. Les baouabs attendent devant les immeubles, thé et chicha à la main, devisant ou criant par petits groupes. Des marchands se pressent partout, sous l’ombre des arbres plantés là, et les magasins étalent leur devanture sur le trottoir. Des tas d’ordures et de gravats attirent chiens et chats qui se promènent entre nos jambes et fuient à notre contact. Plus loin un café envahit la chaussée de ses chaises. Les serveurs s’interpellent en hurlant, et un nuage de fumée s’en élève. Des enfants jouent ou mendient – parfois les deux ? – dans les rues.

Si je suis dans le vieux Caire, le Khan al-Khalili, les maisons ont l’air d’avoir des centaines d’années. Parfois, les immeubles penchent l’un vers l’autre et des poutrelles de bois, coincés entre les deux, essayent de les empêcher de s’effondrer un peu plus. Là, un immeuble aux carreaux bleus ou une façade rose et délicatement ouvragée me charme ; à côté, un autre, délabré, vomit des briques.

Si je suis à Maadi, les avenues sont larges et les bâtiments trapus. De grands parkings accueillent des voitures européennes ; peu de gens dans les rues, des magasins plus espacés. Un parc peut même prendre une place agréable.

Si je suis au bord du Nil, le vieux fleuve attire le regard sans laisser le choix ; imposant, calme, contrairement aux bateaux à moteur qui le traversent en permanence à grand renforts de sonos. Les rives sont saturées par pêcheurs et passants.

Si je suis dans Garden City, à l’intérieur du quartier, la saleté contraste avec la richesse qu’on m’a dit habiter le quartier ; dans les rues, personnes, pas même un militaire. On croirait presque un décor de ville abandonnée.

Si je suis à Giza…

Si je suis à Zamalek…

Si je suis à Héliopolis…

Je suis encore loin d’avoir tout vu.

Et ce n’est pas en restant planté là, au milieu de la rue, les bras écartés, que cela va progresser.

Je rajuste la sacoche qui pèse sur mon épaule ; je remue les jambes, et je suis parti. J’ai à peine fait un mètre que je pourrais jurer avoir en avoir parcouru cent.

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