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Carnets d'Egypte

C'était l'Aïd

11 Octobre 2014 , Rédigé par Théo V. Publié dans #Caire, #Improvisation, #Egypte

C'était l'Aïd

Cela fait déjà deux semaines que je suis arrivé.

Déjà long, et pourtant, c’est passé formidablement vite.

Il faut dire que je suis arrivé à un moment particulier de la vie Egyptienne. Le samedi soir, j’étais au Caire. Comme je vous l’ai déjà dit, les jeudi et vendredi suivants, c’était l’Aïd el Kebir.

Je crois que vous ne saisissez pas tout à fait ce que cela implique.

Allez, je vous raconte.

Dès le jour de mon arrivée, on a commencé à m’en parler, de cet Aïd. Essentiellement pour me faire comprendre que ce n’était pas forcément le meilleur moment pour débarquer. Tout sera fermé, rien ne marchera correctement, et puis surtout, ce sera un bazar absolu.

Sachant que je croyais que le bazar absolu était l’état naturel du Caire, mon impatience de voir ce qui allait se passer grandissait à chaque fois.

Dès le premier jour, la promenade dans les rues de la capitale Egyptienne sema les prémisses de ce qui allait se passer. Des troupeaux de moutons parsemaient la ville. Au début, j’ai eu du mal à croire mes yeux. Et puis, au bout du troisième, j’ai réalisé que c’était bel et bien la réalité : devant chaque boucherie, chaque quartier, chaque commerce, on achetait, vendait et préparait des moutons.

Les carcasses des plus mal fortunés de ces bestiaux pendaient déjà, parfois devant les yeux placides de leurs congénères. Chaque coin libre était occupé par un petit troupeau, immobile et, à ma surprise, assez silencieux.

« Comme un agneau conduit à l’abattoir, comme une brebis muette devant les tondeurs, il n’ouvre pas la bouche» (Isaïe, 53).

Dans les jours qui suivirent, nous découvrîmes aussi des vaches et quelques chèvres. Le principe de cette fête, la plus grande du calendrier musulman, qui se déroule toujours quarante jours après la fin du ramadan, est que chaque foyer offre un animal (la taille et la race dépend de la richesse) à la communauté. Si j’ai bien compris les multiples explications que l’on m’en a données.

Et les deux jours vinrent, le lendemain (ouf) de notre installation dans l’appartement du Dr Y. Si celui-ci nous avait promis que les charpentiers viendraient installer une porte à ma chambre-salon, il n’en fut rien : c’était l’Aïd[1]. Si nous comptions déjà essayer de faire nos courses auprès des petits commerçants du quartier, cela fut rendu impossible par l’Aïd. Si nous comptions dormir, cela fut rendu difficile par les appels à la prière incessants de l’Aïd.

Mais je m’égare. Cette fête, nous en avons vu des bouts, des fragments, que chacun a ensuite raconter aux autres. On a vu une vache se faire égorger d’une caresse d’un couteau aiguisé pendant des heures, puis agoniser pendant des heures. On a vu – et acheté – des peluches de moutons heureux, dotés d’un collier rouge annonçant leur sort prochain. On a vu des camionnettes Made In China ployer sous le poids de peaux partant chez le tanneur, de moutons déjà morts, de vaches encore vivantes. On a vu des tas d’entrailles, dans la rue, devant les boucheries des quartiers populaires. On a vu son hôte aller égorger le mouton, puis revenir avec des paquets de viande à distribuer à la femme de ménage, au chauffeur, au gardien de l’immeuble, aux voisins. On a vu les retardataires courir acheter un mouton, quand les bouchers avaient déjà massacré la majorité d’entre eux.

On a entendu que les animaux devaient être égorgés sans voir la lame qui allait les tuer. On s’est demandé comment cette odeur de viande et de sang ne les affolait pas.

On s’est baladés dans les quartiers populaires ou riches, touristiques ou peu fréquentés. On a vu l’effervescence partout. Des feux d’artifice tous les soirs ; était-ce pour fêter ces jours fériés ou pour une autre raison ? Les gens qui semblaient ivres sans avoir bu une goutte d’alcool. Le mal à l’aise, parfois, quand on sentait que l’on avait rien à faire là, que l’on était un intrus, ou la cible d’une excitation ou d’un délire qui nous semblait pouvoir déraper. Ou quand on s’apercevait que, dans la rue, il n’y avait plus que des hommes.

On a vu les rues se vider brusquement lorsque c’était l’heure d’une des prières. Et, de façon globale, beaucoup moins de trafic que les autres jours ; beaucoup moins de gens dans les rues, à part le soir, lorsque la fête commençait.

Encore maintenant, plus d’une semaine après, les traces de l’Aïd parsèment la ville. Si les troupeaux ont disparu du jour au lendemain (vingt cinq millions de ventres affamés ont englouti leur viande à une vitesse hallucinante), leur crottin est toujours là. La puanteur, aussi, de la viande exposée au soleil, habite encore certaines ruelles. Il faut dire que l’on trouve parfois par terre, une corne, un pied, un ou deux boyaux. Nous faisons attention de ne pas marcher dessus. Ils attirent une population animale (mouches, chiens, chats) innombrable. La ville ne s’est toujours pas complètement remise de son orgie et de ce congé inhabituel ; on sent que, sur certains aspects, une torpeur l’habite encore. A moins que ce ne soit le résultat de cette trilogie Inch’Allah – Boukra – Mahlish dont je vous parlais…

Tout, encore aujourd’hui, doit être fait « après l’Aïd ».

[1] Si ce n’est toujours pas le cas, c’est que d’après ses dires, le congé de l’Aïd fut prolongé jusqu’à lundi prochain par ces artisans…

Cette photo fut prise au même endroit que celle du début ; je n'ai eu qu'à me tourner.

Cette photo fut prise au même endroit que celle du début ; je n'ai eu qu'à me tourner.

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