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Carnets d'Egypte

Saturday Night Fever

5 Octobre 2014 , Rédigé par Théo V. Publié dans #Caire, #Improvisation, #Egypte

Envie de découvrir la ville de nuit.

Il est trop tard pour appeler le gardien ; il ne montera plus l’ascenseur. Dans l’escalier, je manque me viander sur la même marche qu’hier, dans le même palier sans lumière.

Dans le hall, un tag « noob » me fait sourire. L’internet s’invite dans le « monde réel », même ici…

Enfin, la rue.

Même à cette heure tardive, même un deuxième jour de week-end[1], même un lendemain d’Aïd el Kebir, quelques marchands sont encore dans la rue. Quelques rares voitures, aussi. Où aller ? Je me dirige, au hasard, vers Tahrir ; la place doit être belle, de nuit.

Et puis, en marchant, j’ai envie d’aller dans l’inconnu. Se perdre dans les rues du Caire, de nuit, sans un sou en poche, une seule oreillette de l’Ipod dans les oreilles, c’est tentant. Alors, tourne à gauche, tourne à droite, dépasse l’échoppe, le groupe d’hommes qui s’attardent autour, plonge. La rue est calme. A peine le bruit du grand axe que je viens de traverser. On s’habitue vite, ici, à la relativité du « silence ». Un passant me dévisage. Qu’est ce que je fous là ? Je me pose la même question. Salam Alaikum. Passe ton chemin.

Je me réponds en tournant encore.

Soudain, je ne suis plus sûr de retrouver mon chemin. Sens de l’orientation déplorable. Comment dit on, déjà ? « Al-Cheikh al-Youssef Street »… est ce que ce militaire, en grande discussion philosophique avec un civil, connaîtrait ? Passe ton chemin.

J’ai quitté mon quartier, Mounira, et je suis entré dans Garden City. Ici, les rues sont vides. Les bâtiments de béton sont plus bas ; les échoppes ferment déjà. Leurs propriétaires patientent devant, clope aux doigts, verre de thé à porter.

Ils m’observent, eux aussi.

Les parkings sont remplis de belles voitures, que le gardien est payé pour laver pendant la nuit.

Les chemins m’obligent à revenir vers la gauche. J’entends à nouveau la rumeur. Je débouche sur l’axe que je connais, devant l’hôpital. Ouf. Ouf ? Le terrain connu me paraît soudain moins attirant.

Je me dirige vers le Nil, alors ? Faisons ainsi. Cette rue est sale, passante. Des boutiques s’y alignent. Une accalmie inespérée parmi les conducteurs fous me fait traverser sans encombre. Au bord de cette petite branche du Nil, large comme une Seine, j’aperçois le calme et l’obscurité d’une des deux îles, face à moi. Pas envie de traverser. Je longe. Un mendiant, un peu plus loin, devient fou en m’apercevant, interpellant les rares passants dans le bruit incessant du trafic. Nul ne lui prête attention. J’ai éteint mon Ipod. Peut-être serais-je moins interpellé, avec ? Mais les bruits font partie de la ville, et je ne la connais pas assez pour ça.

Une tâche rousse attire mon attention. Un chaton pas plus grand que mon pied me rappelle son pharaonique cousin, qui garde les pyramides, plus loin, à Giza. Amusé par leurs positions similaires, je me penche pour une gratouille ; son ronronnement de diesel me surprend. Il se lève, se frotte contre moi, miaule piteusement, cherche les caresses. Un groupe passe en se foutant de moi, en anglais. Une petite fille s’arrête et me regarde, dans un mélange de surprise et d’envie – je crois ? Le chaton s’enfuit soudain. Je poursuis ma marche. Je suis de plus en plus accompagné. Les hôtels de luxe bordent l’autre rive de la route. Un couple enlacé sur un banc, rare. Un flic tous les cent mètres, qui a l’air de s’ennuyer. Un pêcheur dans un coin plus calme ; j’en ai vu plusieurs, aucun avec une prise. Est-ce une manière de passer le temps sans se pourrir les poumons ?

Non, celui-ci fume. Il ne m’accorde pas un regard, encore plus rare. Passe ton chemin.

Un groupe m’interpelle. I’m sorry, I don’t speak arabic, have a nice day. Ils me suivent quand même. Me crient dessus de loin ; courageux mais pas téméraires. Aboient. Miaulent. Ils m’emmerdent. Je préfère me concentrer sur ces arbres aux multiples troncs noueux et fins. Des arbres à mangrove ? Le Caire sous l’eau ? Avant, bien avant, quand le Nil avait encore ses crues…

A force de m’égarer dans mes pensées, je trébuche dans un des trous qui parsèment le trottoir de pavé, au plus grand plaisir du groupe de lourds. J’accélère le pas. Je les perds. J’aperçois un pont dans les feuillages. Je vais le franchir. Juste avant, j’aperçois la rue qui fait la limite entre les hôtels et les immeubles, en bien moins bon état. Ai-je changé de quartier ?

Ce pont me dit quelque chose.

Je ne suis pourtant jamais passé par là.

J’ai le cœur battant.

Bon sang.

Je m’avance vers l’hôtel où il mène. Je reconnais cette barrière. Je reconnais ce pont. Je reconnais ce hall. C’est l’hôtel où nous étions descendu, avec ma famille, en 2007. En touristes.

Pourquoi cela me fait-il un tel effet ? Aucune idée. Je veux mettre ma théorie à l’épreuve. L’excitation dessine un sourire sur mes lèvres. Je veux retrouver ces souvenirs, le Caire illuminé au bord du Nil, les verres de thé, les endroits des photos où nous étions tout petits… si j’ai raison, le prochain pont sera flanqué de statues de lions et d’obélisques courtaudes ; de cela, je me souviens clairement.

Après l’hôtel, la rive du Nil s’abaisse pour les pontons des fellouks[2]. Je voudrais rentrer dans les jardins. Les conducteurs m’abordent, me proposent un prix. Ce ne serait pas de refus. Je dois quand même faire demi tour sous leurs cris de rappel. Continue… une barrière déglinguée me fait croire à un portillon. J’essaie de la pousser sous les rires des passants. On me regarde toujours en coin.

Idée fixe, je repère les obélisques du prochain pont. Ça pourrait bien être ça, mais elles sont plus petites que dans mon souvenir. Le trajet me semble long. La foule s’amasse. Les vendeurs de rue, aussi. Deux ambulances passent, faisant hurler leurs sirènes ; qu’importe, les voitures ne s’écartent pas.

La traversée de la dernière rue est difficile, je cours. Je manque rentrer dans un vieil homme qui guide un handicapé, chacun une canne à pêche à la main. C’est le bon pont. Les statues sont au rendez-vous. Nuit fauve, décidément.

Le pont est un rêve dément. Les selfies et photos sur les lions semblent monnaie courante. Les voitures rasent la chaussée. Je me souviens de notre peur. Je me souviens de la chaleur. Là, une brise agite les drapeaux accrochés à chaque lampadaire. Pour quoi, ce feu d’artifice tiré au loin ? On m’interpelle joyeusement, me siffle et me hêle comme une fille ; je suis l’attraction de gens qui sont venus en chercher. Ça grouille. Un gamin qui ne doit pas tenir sur ses jambes chevauche une moto à l’arrêt. D’autres s’entretuent au pistolet en plastique, sous l’œil patiemment fatigué de leur mère. Un motard manque me rouler dessus. Un autre montre ses roues qui brillent à un groupe de filles. C’est la fête. Est ce que c’est comme ça tous les soirs ? Jamais Paris n’a été aussi joyeux. Je suis ivre.

C’est le pont du 6 octobre, que j’ai pourtant déjà franchi.

La même statue, à la main tendue digne d’un Je Vous Ai Compris qui retentit dans mon esprit, coiffé d’un fez, est cachée dans la pollution. Je la crois de dos. M’aperçois de mon erreur. Lui adresse un signe d’excuse. A ce bout du pont, les mêmes lions, les mêmes photos. Je suis dans Gezira.

La lune éclaire brillamment un ciel pourtant clair. Je trouve une étoile. Si je me concentre, je peux en apercevoir quelques autres ; je trébuche sur un pavé.

Des calèches attendent les clients : familles, touristes, couples. Je me méfie des chevaux. Les arbres qui envahissent le trottoir m’obligent à me baisser. Puis des types l’occupent entièrement, pissant dans le Nil en chantant. Je descends dans la rue presque déserte. Sous la musique des péniches, invisibles, un tas d’ordure de dix mètres de long est aggravé par un homme qui vient vider ses deux poubelles dedans. Encore quelques centaines de mètres et, sous une grue géante, je suis bloqué. Un parking, devant ; les portes gardées par des écussons Egyptiens et flanquées de miradors aux gardes passifs d’un bâtiment officiel, à droite. Une Jeep remplie de militaires armés. Je la suis, fait demi tour.

Des hommes attendent je ne sais quoi. Devisent. Dorment dans leur voiture. Un gamin éclate de rire, en me voyant éviter le coup de fouet qu’il destinait au cheval de sa carriole. L’homme du tas d’ordure n’a pas bougé depuis tout à l’heure. Quelle heure ? J’ai marché longtemps. Mes jambes commencent à s’en ressentir. Retour au pont. Il n’a pas bougé. Les mêmes vendeurs de pop corn et de maïs. Les gamins, fatigués de tant de violence, se sont endormis dans les bras de leur père ; celui de la moto a dû fair vrombir son moteur vers de meilleurs horizons. Pourtant, je suis fasciné par celui qui s’offre à moi ; calme du Nil, frénésie des rues. Bateau de luxe. Souvenir de Paris.

On s’efface pour me laisser passer. Ne te dérange pas pour moi, grand père, je ne suis pas pressé.

Chemin du retour. J’aurais voulu faire une boucle, mais mon esprit est déjà si encombré. Trop de choses à voir. J’ai la bouche entrouverte ; je voudrais rester là ; mes pieds avancent tout seul ; il y a tant d’autres choses à voir. Cette petite qui joue avec une canette entre ses deux parents qui se disputent. Les bancs tous occupés. Cet Egyptien en costume qui ressemble à Obama. La moto qui klaxonne sans raison, tout au long de son trajet.

L’hôtel s’appelle Grand Nile Tower. Juste en face de lui, une immense tour presque Dyonisienne[3] lui fait concurrence au milieu des immeubles bas.

Un unique Allah craché par une sono me fait croire à l'appel du muezzin. Mais non.

Mon pote le chaton a filé. Le mendiant est toujours là. A t il cessé un instant de hurler depuis tout à l’heure ?

Revoilà l’hôpital.

La traversée de la rue est compliquée. Je prends pied, hésite, tergiverse ; profite d’une éclaircie ; accélère, cours, on me klaxonne, je me suis fait peur.

Un autre chat refuse d’être aussi sociable.

Salam Alaikum, fils du vendeur de fruit.

Retour dans Mounira. La différence est sensible. Des carcasses de vaches font éclater leur fumet presque passé. Un policier en uniforme fume la chicha à côté d’une partie de carte endiablée – on crie, tape sur la table, fais de grands gestes, éclate de rire. J’aperçois enfin ma première partie de tric-trac Cairote. Deux cafés qui se font face. On y boit (halal), on y fume, on y joue. Des vieux, surtout. J’aimerais me joindre à eux, sans pouvoir. Je maudis ma méconnaissance de l’arabe.

Les longues chicha fument dans l’air.

Notre rue est triste, avec ses ordures, mais sans ses marchands, rideaux de fer tirés.

La porte de notre immeuble est fermée à clé.

Merde.

J’espère que Laure ne dort pas.

Elle s’ouvre soudain, pour trois Egyptiens qui me regardent d’un air ahuri. Qu’est ce que je foutais à attendre dehors ? Je réprime un éclat de rire. Je rentre. J’ai soif.

[1] Ici, le week-end, c’est le vendredi et le samedi… pays musulman oblige !

[2] Barque traditionnelle du Nil où il fait bon se balader par jour de vent.

[3] Pour Saint Denis, la ville, pas Dyonisos, le dieu.

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